Mais les sirènes ont une arme plus terrible que leur chant : c’est leur silence. On peut imaginer (...) que quelqu’un ait réchappé de leur chant ; de leur silence certainement non.
F. Kafka
L’avocation mélancolique.
Jean-Michel Vives
Maître de Conférences H.D. R. Université de Nice Sophia-Antipolis
Laboratoire de recherches Psychologie clinique et psychanalyse E. A. 3278. Université Aix-Marseille I.
Psychanalyste, 90 chemin Beau Site 83100 Toulon
L’appel et la mélancolie
Elvire, une patiente d’une trentaine d’années, est en analyse depuis trois ans lorsqu’elle rapporte en séance la situation suivante : « Mon fils a trouvé chez mes parents une photo de moi lorsque j’étais à l ‘école maternelle. Je devais avoir environ cinq ans. Il s’agit d’une photographie scolaire. Il l’a prise et l’a accrochée dans la chambre qu’il occupe chez son père. Je ne sais pas pourquoi, alors que je ne suis pas très intéressée par les photos de famille et encore moins par celles qui me représentent, je l’ai prise ». Après un silence, elle ajoutera : « Elle m’émeut beaucoup et il m’arrive de la serrer contre moi, voire de l’embrasser ». Elle décrit ensuite la photo. « Je suis photographiée dans une pose assez peu naturelle, comme on pouvait le faire à l’époque, tenant le combiné d’un appareil téléphonique. J’ai un regard extrêmement triste comme si, à cet âge, j’avais déjà conscience que pour moi il n’y aurait jamais personne pour répondre à l’appel ». Suivent alors plusieurs séances où Elvire va effectuer une relecture de son histoire à partir de cette problématique de l’appel. À cette occasion, elle rapporte un fait extrêmement étonnant. La mère d’Elvire est d’origine étrangère et bien qu’Elvire ait été initiée à cette langue non par sa mère mais par sa grand-mère maternelle, elle est parfaitement bilingue. Elle a d’ailleurs travaillé quelques mois dans le pays d’origine de sa mère. Or, malgré ce bilinguisme, Elvire n’avait jamais repéré que le patronyme de sa mère avait un double sens. Elle en avait toujours privilégié un et n’avait jamais « pensé » que ce nom pût également s’entendre comme « tu appelles ». À cet étonnement succéda l’idée que le prénom qu’elle avait choisi de donner à son fils renvoyait également, dans la langue maternelle, à la dimension de l’appel.
Sa dernière tentative de suicide qui l’a conduite en analyse, plus sur l’insistance de son entourage que par décision personnelle, est intervenue suite à un appel lancé par elle et qui n’avait pas obtenu de réponse. Elle dira à ce sujet : « La rupture, ça je sais vivre ». De fait, elle rompt ses relations souvent avec brutalité et sans grandes difficultés, mais elle est incapable de se confronter à une non-réponse lorsqu’elle appelle. Elle-même se mettant, au contraire, dans les positions les plus invraisemblables pour pouvoir répondre à un appel lorsqu’il lui est adressé.
Une autre patiente, Ariane me disait : « Je suis tournée vers les autres, mais je ne peux pas leur parler. Je ne crois pas qu’ils puissent m’entendre ». Ariane est âgée 28 ans, et est venue à l’analyse pour tenter de dépasser un sentiment de vanité qui envahit régulièrement tous ses investissements et plus particulièrement amoureux et professionnels. Pour elle tout relève de l’effort épuisant. « Rien ne va de soi, rien n’est simple. Ce qui semble facile aux autres m’est étonnamment inaccessible », s’étonnera-t-elle à l’occasion de notre première rencontre. Régulièrement, au cours des séances, Ariane éprouve une sensation de mise à distance de tout ce qui l’entoure, qu’elle définit comme « désaffection ». Dans ces moments, le processus associatif s’interrompt et se trouve remplacé par un blanc qui se trouve exprimé par un silence d’une compacité extrême. Lorsque je reste trop longtemps silencieux face à ce silence, Ariane exprime la crainte que je ne me sois endormi, que j’aie « désaffecté », en quelque sorte, sa réalité en rompant le contact. Pour autant, elle ne cherche pas à me contacter dans ces moments-là et attendra plusieurs mois avant de pouvoir m’en parler. Pour Elvire comme pour Ariane, la réalité semble relever d’une tromperie généralisée, d’un leurre fondamental auquel elles ne peuvent pas se laisser prendre. Une « vérité vraie », pour reprendre les termes d’Ariane, leur semble bien exister, mais ce n’est pas celle qu’elles vivent et elle demeure du registre de l’inatteignable. À partir de là, pourquoi prendre le risque de se confronter au manque de et dans l’Autre en tentant de l’invoquer ? Ariane et Elvire semblent avoir fait le choix non seulement de se maintenir en deçà de tout désir, mais même de se situer en deçà de toute demande.
Les dynamiques subjectives clairement mélancoliques d’Elvire et d’Ariane m’ont conduit à tenter de réinterpréter – au-delà des enjeux désormais devenus classiques de l’impossibilité permanente pour le sujet de faire le deuil de l’objet perdu (1) - la problématique mélancolique à partir de la place du sujet dans le circuit de l’invocation. Il s’agira de montrer comment la dynamique invocante se trouve invalidée au moment de la constitution même du sujet psychique, rendant problématique l’investissement de la réalité et l’articulation d’une demande.
Pour cela, je tenterai d’élucider dans un premier temps l’articulation de la naissance du sujet à partir de la constitution du refoulé originaire et de la pulsion invocante, puis de repérer les éléments pouvant conduire au « choix » mélancolique que l’on pourrait appréhender à partir de ce que je propose d’appeler l’ « avocation » mélancolique. Le recours à ce néologisme d’ « avocation » nous permettant d’entendre dès à présent, grâce à l’équivoque, tout à la fois l’absence :
- d’une voix articulée et donc voilée par la parole, et
- d’une vocation subjective s’exprimant dans la mise en place de la course désirante..
Le mélancolique serait moins privé d’une voix (comme peut se vivre le névrosé) ou envahi par la voix de l’Autre (comme cela peut-être le cas pour le psychotique) que suspendu à un cri qui semble ne pas pouvoir se transformer en appel.
À propos du refoulement originaire.
Si la psychanalyse a pu être dans une première partie de son histoire considérée comme une herméneutique de l’inconscient - malgré certaines indications restrictives freudiennes comme la désignation de l’ombilic du rêve dans L’interprétation des rêves, dès 1900 (2) -, la cure de l’homme aux loups (3) sous tendue par la reconstruction et la remémoration de la scène primitive va amener Freud à reconnaître un trou dans le savoir inconscient du sujet. C’est ce trou qui va conduire à l’élaboration de l’énigmatique concept de refoulement originaire qui va profondément modifier la théorie analytique et conséquemment la pratique.
L’élaboration de ce concept, sur plus de trente ans, plonge ses racines dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique datant de 1895 (4), dans la lettre 52 envoyée à Fliess le 6/12/1896 (5), puis trouvera une formulation plus précise dans les deux textes de 1915 « L’inconscient » et « Le refoulement » issus de la Métapsychologie (6) et sera complétée à l’occasion du texte de 1925 sur la Négation (7).
Reprenons les grandes articulations du parcours freudien.
Dans les années 1895 Freud décrit la naissance du sujet de la façon suivante : à l’origine l’infans est amputé d’une part de lui-même à la suite de l’expulsion du déplaisir produit par les besoins vitaux élémentaires. La faim fournit le modèle de ce procès : l’objet spécifique (le sein), qui apporte un apaisement de la tension désagréable, s’avoue en revanche incapable d’étancher la source du besoin qui constitue du coup dans le sujet un foyer de déplaisir irréductible ressenti comme un noyau étranger. En raison de son caractère inassimilable, celui-ci sera expulsé. Cette part perdue laisse toutefois comme trace de sa disparition les « signes de perception » dont Freud parle dans la lettre 52 à Fliess. Appelés pour enregistrer la perte d’objet que le sujet n’a jamais possédé (puisque c’est de leur retranchement qu’il advient comme sujet), ces signes sont les premiers marqueurs d’une coupure. En 1895, Freud montre comment l’infans confronté au « complexe perceptif de l’Autre-semblable » (Nebenmensh), celui-ci s’efforce de ramener les éléments de ce complexe à des expériences éprouvées sur son propre corps. Toutefois cette entreprise se trouve mise en échec devant un certain nombre de « traits nouveaux et incomparables » qui vont s’avérer irréductibles au « soi-même » et vont constituer le fond organisé et stable de l’Autre, hors représentation : la Chose (Das Ding) (8). Le complexe perceptif de ce Nebenmensh se retrouve donc originairement coupé en deux : une partie peut être ramenée à une sorte de mémoire du corps, tandis qu’une autre se découvre réfractaire à toute prise. Ce point imprenable par la perception – point aveugle, donc - devient la condition de toute perception, car s’il était donné au sujet de percevoir, de prendre totalement l’Autre, si le perçu était la contrepartie parfaite du réel, le sujet se confondrait avec lui et retrouverait un état de jouissance absolue. État de jouissance absolue que Freud est conduit à supposer à l’origine du sujet et dont il conserverait la nostalgie. Ainsi apparaissent une première différence et une première mémoire immémoriale qui délimitera l’espace de la Chose. Il n’y aura pas de remémoration de cet acte, mais nécessité de commémoration. La possibilité même du devenir sujet est ainsi solidaire de l’inscription de ces premiers signes : une défaillance advenue dans la consignation de ces signes, corrélée à un échec de cette perte première arrête un destin de psychose.
Plusieurs destins se dessinent ainsi en fonction du rapport que le sujet-en-devenir installe par rapport à la Chose.
Confronté à la perte de la Chose, le névrosé ne s’y résigne pas, le pervers la refuse, le psychotique ne l’a jamais perdue, le mélancolique tenterait, quant à lui, j’en fais l’hypothèse, de ne pas « se faire rien », c’est-à-dire perte et vide de la Chose.
Aux premiers temps, donc, l’infans est placé devant un « choix ».
1) Il peut faire le « choix » du rejet de la coupure, c’est-à-dire du rejet de la consignation scripturale de la perte de l’objet primordial par les signes de perceptions. Ce choix qui exprime un rejet premier de la perte destine le sujet à un espace psychotique radical.
2) Le sujet peut, au contraire, faire le choix d’accepter la coupure accomplie comme enregistrement de la perte de l’objet qui fournira le modèle de ce que sera plus tard, au moment du jugement d’existence, le refoulement originaire. Ce second choix traduit une première inscription dans le symbolique, et donc une première intégration du manque.
C’est ici que je situerais le moment du « choix » mélancolique. Nous ne sommes plus du côté de la psychose – il y a bien eu enregistrement de la perte – mais pour autant nous ne sommes pas encore du côté des névroses de transfert – le sujet ne part pas en quête d’autre « Chose ». À ce sujet, Elvire rapporta, dès les débuts de sa cure, un bien surprenant symptôme qui peut prendre sens à la lueur de la proposition précédente : quand elle perd un objet, elle ne le cherche pas, persuadée qu’elle ne saurait le retrouver. L’objet égaré devient objet perdu et ne saurait être retrouvé. Non qu’Elvire n’ait pas « atteint » le stade de la permanence de l’objet, mais parce que l’objet semble ici totalement tributaire de ses coordonnées spatio-temporelles. Lorsque Piaget a commencé à mener des recherches sur la recherche active de l’objet, il fut confronté à un étrange phénomène. Son fils de neuf mois était assis sur un canapé entre un couvre-lit et un vêtement. Piaget, à plusieurs reprises, enleva sa montre et la plaça sous le couvre-lit. Le petit garçon alla l’y retrouver chaque fois. Ensuite, Piaget, mis l’objet sous le vêtement, et cela sous le regard de son fils. Mais au lieu d’aller chercher la montre sous le vêtement, le petit garçon alla la chercher sous le couvre-lit. On pourrait interpréter cette « erreur » comme une insuffisance développementale, mais on pourrait soutenir d’un point de vue psychanalytique que le fils de Piaget avait saisi la question fontamentale du désir humain : il y a une différence entre un objet et la place que celui-ci occupe comme nous le montre l’acte même de la sublimation. Tout se passe comme si, contrairement à la proposition freudienne qui voudrait que l’objet ne se trouve pas mais se retrouve, le mélancolique, comme le fils de Piaget, ne pouvait envisager de retrouvailles que dans les cordonnées spatio-temporelles que furent celles de la rencontre originelle.
Cet espace hors psychoses et névroses nous conduit moins du côté des états dits limites que du côté des psychonévroses narcissiques telles que Freud les appréhende en 1924.
Même si ce terme de psychonévrose narcissique tend aujourd’hui à disparaître, il me semble important de le réintroduire dans l’usage que Freud en propose en 1924 permettant ainsi d’extraire la mélancolie du champ de la psychose. « Nous pouvons pourtant postuler (…) qu’il doit y avoir également des affections qui ont pour fondement un conflit entre moi et surmoi. L’analyse nous donne le droit d’admettre que la mélancolie est un spécimen de ce groupe, et ainsi nous revendiquerions pour de telles perturbations le nom de « psychonévroses narcissiques ». Il n’est en effet pas discordant avec nos impressions, que nous trouvions des motifs pour mettre à part des autres psychoses des états comme la mélancolie (9) ». Dans son texte Freud caractérise les psychonévroses narcissiques par un conflit entre le moi et le surmoi et situerait la mélancolie moins comme une structure que comme un état. Ce repérage théorico-clinique a été finement poursuivi par M.-C. Lambotte qui spécifie la figure de la négation caractéristique du mélancolique sous la modalité de ce qu’elle nomme le « déni d’intention »(10). Mon approche de l’état mélancolique s’inscrit dans la suite de ces travaux qui me semblent d’une extrême importance aussi bien en ce qui concerne la compréhension métapsychologique de cette affection qu’en ce qu’ils permettent de repenser les enjeux de la direction de la cure.
Du point aveugle au point sourd
Le refoulement primordial porte sur une représentation particulière exclue de la chaîne des représentations et arrimant celle-ci par son défaut même. L’inconscient est marqué d’une tache aveugle qui scelle sur un oubli sans retour l’origine même du sujet. Le refoulement originaire sépare le sujet de son origine. La frontière ne passe pas entre le système inconscient et les systèmes préconscient-conscient mais entre un inconscient originaire (Unerkannte- à jamais non reconnu) et un inconscient représentatif solidaire du système préconscient-conscient qui devient du coup sa délégation dans le monde – l’ensemble constituant le moi métissé de la seconde topique
Ce que Freud présentera en 1915 à l ‘occasion de son texte sur Le refoulement comme un nécessaire postulat implique donc au principe du système représentatif la valence d’une représentation singulière, originairement refoulée, et à laquelle serait fixée la pulsion. Cette représentation Freud l’appelle Vorstellungrepräsentanz que l’on peut traduire par représentant de la représentation selon la proposition de Lacan. C’est elle qui en arrimant la chaîne signifiante par son défaut même, va permettre le déploiement de ladite chaîne.
Un « premier » signifiant vient recueillir les premiers signes de perception au lieu de l’Autre sous le chef du représentant de la représentation qui, avant d’être représentation d’un objet, assure avant tout la représentance du défaut de représentation de la Chose.
Quinze ans plus tard, l’essai sur la Négation reprend la question de la naissance du sujet en montrant comment ce dernier est arraché au réel, lors jugement d’attribution, par l’inscription d’une série de marquage qu’il convient de concevoir comme radicalement hors représentation. Les premières découpes attributives (Urteil), décrites en termes de pulsion orale, opèrent une série de partitions binaires sur le réel entre bon et mauvais. Cette opération constitue la matrice de l’introduction du sujet au signifiant, la prise effective du sujet dans le langage interviendra avec le « jugement d’existence » quand un premier signifiant sera appelé pour assurer la représentance de ces premiers marquages.
La division décrite en 1925 implique un reste irréductible. Ainsi se crée un espace du manque qui enclenche la noria des représentations qui circonscrit avec du signifiant le lieu où la Chose s’est perdue, créant alors un espace vide. Le vide est une délimitation faite dans le réel : il ne peut être pensé sans être référé à la notion d’un contenant comme l’indique l’exemple du vase emprunté à Heidegger par Lacan dans le séminaire VII (11) qui va border ce premier noyau innommable de la subjectivité, démontrant que c’est par l’assomption de ce vide que l’infans se déprend du réel et se trouve introduit au langage. L’entame primordiale de l’être, la perte des objets a pour Lacan (12), est ce qui fait passer l’humain du tout au pas-tout, le vide ainsi créé produisant les conditions de l’émergence du sujet.
C’est à ce niveau que je fais l’hypothèse de la constitution, au sein de la psyché, d’un point sourd. Point sourd, aussi hypothétique que le refoulement originaire, mais dont l’hypothèse me semble nécessaire pour comprendre les enjeux de subjectivation liés au circuit de la pulsion invocante. Point sourd que je définirai comme le lieu où le sujet après être entré en résonance avec le timbre originaire devra pouvoir s’y rendre sourd pour parler sans savoir ce qu’il dit, c’est-à-dire comme sujet de l’inconscient.
Freud avait pu faire l’hypothèse que la constitution du champ visuel nécessitait l’exclusion de quelque chose qui impliquerait la constitution d’un « point aveugle ». Ainsi affirme-t-il dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité : « La dissimulation progressive du corps qui va de pair avec la civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle, laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en dévoilant ses parties cachées » (13). Notre entrée dans la civilisation exigerait l’exclusion d’une partie du corps, ce serait à la fois le prix que nous payons et la condition de notre plaisir à regarder. Le pas supplémentaire que nous permet de faire Lacan est que l’élément exclu n’est pas nécessairement la réalité des organes génitaux mais plutôt cet élément prélevé sur le corps de la mère qu’est le regard (14). Avant de voir, l’infans est regardé de toutes parts et ce regard est d’autant plus intrusif qu’il est difficile de repérer d’où il vient. Cet élément permet de comprendre la dimension maléfique généralement associée au regard : nous sommes regardés sans savoir d’où ça nous regarde. L’infans est plongé dès son entrée dans le monde dans un espace panoptique. Pour pouvoir regarder et y prendre plaisir, le sujet devra se débarrasser du regard de l’Autre : non plus seulement être regardé, mais regarder (dimension active de la pulsion scopique) ou se faire voir (dimension active dans la passivité, ce que l’on pourrait appeler la passivation de la pulsion scopique). Si la dimension du visuelle est structurée par une absence dans son champ, je fais l’hypothèse que le champ du sonore s’organise lui-même autour d’un point sourd.
Point sourd dont la constitution semble néanmoins plus problématique que celle du point aveugle. En effet si le bébé peut détourner son regard, il n’en est pas de même en ce qui concerne son oreille. Si Freud a eu tendance à privilégier la question de nourrissage dans le rapport de l’infans à l’Autre primordial, les recherches en psychologie du développement ont montré qu’un temps extrêmement important dans le moment du nourrissage était consacré au fait de regarder la mère et que cette dernière pouvait devenir anxieuse si le bébé refusait cet échange de regard. Se détourner du sein pourrait être ainsi une façon de montrer sa subjectivité, détourner son regard peut en être une autre. Or on ne peut détourner l’oreille qui ne possède pas de sphincter. Lacan le rappelle à l’occasion du Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « Les oreilles sont dans le champ de l’inconscient les seuls orifices qui ne puissent se fermer » (15). Face à la voix de l’Autre pas d’échappée possible. Peut-être est-ce cette particularité qui donne à la voix cette place prépondérante au sein du phénomène des hallucinations. À partir de là, nous pouvons avancer que la constitution du point sourd ne s’étaie en rien une fonction corporelle mais se trouve être l’effet d’une opération langagière : la métaphore. Ce qui est bien le cas du refoulement originaire. Soutenir l’hypothèse du point sourd permettrait ainsi de repenser, dans le champ du sonore, la dynamique de la surrection du sujet dans le temps de la constitution du refoulement originaire.
La naissance du sujet dans son rapport à la voix de l’Autre.
Reprenons maintenant la naissance du sujet dans son articulation à la voix de l’Autre.
Qu’est-ce qui fait du cri un appel ? C’est l’accueil que reçoit ce cri de l’Autre, l’accusé de réception que l’Autre en donne. Telle est la thèse que Lacan avance dans la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Plutôt (le sujet) se plaira-t-il à y retrouver les marques de réponse qui furent puissantes à faire de son cri appel. Ainsi restent cernées dans la réalité, du trait du signifiant ces marques où s’inscrit le tout-pouvoir de la réponse. Ce n’est pas en vain que l’on dit ces réalités insignes. Ce terme y est nominatif. C’est la constellation de ces insignes qui constitue pour le sujet l’Idéal du Moi.» (16).
D’un côté il y a un émetteur qui s’ignore encore comme tel, l’infans, et de l’autre, un récepteur, l’autre secourable, qui lui se positionne comme tel immédiatement. Ce récepteur va ce transformer en émetteur : prise dans une « violence interprétative » (17), la mère interprète le cri comme une parole supposée à l’infans qu’elle met, dès sa naissance, en position de sujet-supposé-parlant. Elle accuse réception de ce cri et fait l’hypothèse qu’il veut dire quelque chose, qu’il présente le sujet au monde. Nous reconnaissons ici la définition du signifiant : ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Le cri de l’infans ne représente pas l’infans pour la mère, auquel cas nous serions dans le registre du signe ; plutôt représente-t-il le sujet pour l’ensemble des signifiants à venir. La réponse de l’Autre, la réception qu’il réserve au cri pur en le transformant en cri pour en l’accusant, va transformer le cri qui devient alors signification du sujet à partir du signifiant de l’Autre. Nous retrouvons ici les trois temps du circuit pulsionnel que décrit Freud, à partir du circuit de la pulsion scopique, dans Pulsions et destin des pulsions en 1915 (18).
a) Etre entendu : ce moment mythique correspondrait à l’expression du cri. À ce stade, le sujet n’existe pas encore. Nous nous situerions au niveau de ce que Lacan épingle à l’occasion de son Séminaire X, L’angoisse (19) sous l’énigmatique formule de sujet de la jouissance. Cette position active ne sera donc perçue comme telle que dans l’après-coup de la rencontre avec l’Autre.
b) Entendre : ce second temps correspondrait avec l’apparition de l’Autre de la pulsion qui répond au cri.
c) Se faire entendre : ce troisième temps serait celui où le sujet-en-devenir se fait voix, allant quêter l’oreille de l’Autre pour en obtenir une réponse.
Je situerai l’assomption du point sourd avec l’apparition de l’Autre interprétant : l’interprétation signifiante du cri voile la dimension réelle de la voix auquel le sujet se rendra sourd pour accéder au statut de sujet parlant. Le troisième temps serait celui de la position subjective où le sujet constitue un Autre non-sourd susceptible de l’entendre. Ici pourrait se situer la question mélancolique. Tout se passe comme si le sujet mélancolique renonçait à se faire entendre : le point sourd aurait bien été constitué –nous serions hors du champ de la psychose -, mais la réversion de la pulsion et la création d’un nouvel Autre de la pulsion seraient entravées – la demande névrotique sous tendue par la voix ne serait pas totalement installée. Le mélancolique serait accroché à une voix qui ne se fait pas entendre.
Le cri de l’infans est entendu par la mère comme étant un appel où elle s’attache à lire une demande. C’est sa voix qui est interprétée comme signifiante. La voix est prise comme objet premier, comme objet perdu à partir du moment où la mère donne une signification à cette voix, la voix comme objet est perdu derrière ce qu’elle signifie pour l’Autre. La voix comme objet est ce premier objet perdu, ce qui choit dans la formation du signifiant. L’objet perdu n’est pas tout d’abord le sein comme on a pu souvent le dire, mais bien la voix puisque pour que l’objet oral puisse être considéré comme objet, il faut qu’il y ait du signifiant. Le sujet qui était invoqué par le son originaire va, pris dans le langage, devenir invocant. Dans ce retournement de situation, il va conquérir sa propre voix, il va selon la formule de Lacan « se faire entendre ». Pour qu'il puisse se faire entendre, il faut non seulement qu'il cesse d'entendre la voix originaire – ce que ne réussit pas à réaliser le psychotique - mais de plus il doit pouvoir invoquer, c’est-à-dire faire l'hypothèse qu'il y a un non-sourd pour l'entendre. C’est cette hypothèse que le mélancolique ne semble pouvoir soutenir. Le « se faire entendre » correspond à la passivation de la pulsion invocante. Non « être entendu » comme cela s’est passé au moment où l’Autre primordial à répondu au cri, ou « entendre » comme cela fut la cas à l’occasion de la réponse que l’Autre donna à ce cri, mais « se faire entendre ». C’est-à-dire création, dans le retournement de la pulsion, dans ce mouvement de passivation, d’un nouveau sujet comme le propose Freud dans Pulsions et destin des pulsions. Dans ce texte Freud propose d’analyser l’activité pulsionnelle à partir du couple d’opposés pulsionnels dont le but est dit-il « regarder et se montrer ». Décrivant le destin de la pulsion scopique en forme de retournement-renversement de ce couple pulsionnel, c’est avec le troisième temps, c’est-à-dire la recherche d’une satisfaction à être regardé, que Freud emploie pour la troisième fois le terme de sujet à l’occasion de l’écriture de ce texte.
« a) le : regarder, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui » (20).
Freud qualifie ici l’Autre de la pulsion de nouveau sujet. Quelle est donc cette différence qualitative que Freud épingle dans cette nouveauté ? Je dirais que ce « nouveau sujet » est celui que le sujet-en-devenir suppose et au-delà constitue, c’est-à-dire un Autre non-sourd mais pas pour autant « pan-phonique ».
Le mélancolique et « son » Autre
C’est cet Autre non-sourd qui semble n’avoir pu advenir dans la mélancolie. Cette surdité de l’Autre semble d’ailleurs prendre appui sur une mutité. L’Autre est mutique et partant considéré comme sourd. Elvire rapporte des souvenirs où, durant de longues semaines, sa mère ne lui parle pas. Elle même supporte difficilement mon silence en séance et chez elle pollue l’espace sonore d’un brouhaha continu provoqué par la télévision. Elvire passe de longues soirées devant la télévision, les yeux fermés, « bercée » par les voix des talk shows. Elle fait d’ailleurs une différence extrêmement précise entre son rapport à l’audition de la radio où elle s’attache à la question du sens et son anesthésie télévisuelle où seul le bruissement des voix, hors toute signification, semble compter. Elvire retrouve en fait ici ce que l’on pourrait appeler une schize de l’oreille et de la voix, comme Lacan avait pu parler de schize du regard et de la vision. Quand Elvire va mal, elle passe de longues heures au téléphone « faisant parler » son interlocuteur pour entendre une voix. C’est moins des enjeux de signification qui se jouent là que la recherche de cette dimension du continu de la voix. Les souvenirs d’Elvire, son rapport au monde sonore et la façon qu’elle a d’investir l’espace de la séance m’ont conduit à envisager le rapport du mélancolique à l’autre primordial comme marqué par une non-rencontre. L’autre a bien existé, mais lui-même préoccupé par autre Chose, semble avoir abandonné trop tôt l’enfant. De fait la mère d’Elvire, isolée, étrangère dans le pays de son époux, apprit, au moment de l’accouchement et au cours des mois qui suivirent, la liaison adultère de son mari. Elvire a d’ailleurs un « souvenir » datant de ces premiers mois où elle voit sa mère, silencieuse, en pleurs, la portant dans ses bras déjà chargés de courses sur le trajet qui les conduit du marché à leur domicile. Elle se « rappelle » également les longs moments passés à regarder le plafond alors qu’elle attendait sa mère. Cette dernière lui raconta au cours de son enfance, comment elle la laissait, encore bébé, durant des heures, seule à la maison dans son petit lit, sûre de la retrouver à son retour dans la même position. Ces souvenirs, évidemment reconstruits, ainsi que les manifestations transférentielles laissent apparaître un hiatus entre la parole et la voix.
Ariane a également connu une mère distante : celle-ci parcourait le monde se consacrant à une brillante carrière artistique et lorsqu’elle revenait, après avoir laissée sa fille à la garde de sa propre mère, il semble à Ariane qu’elle était toujours ailleurs et inatteignable. Ce sentiment s’actualise régulièrement au sein des séances me conduisant à donner de la voix parfois plus souvent que je ne le voudrais. Ariane m’appelle parfois et reste en silence au bout du fil incapable de se faire entendre ou appelle en dehors des heures de consultation pour écouter répétitivement, parfois plusieurs dizaines de fois, ma voix enregistrée sur le répondeur. Néanmoins, elle ne cesse de remettre en question la pertinence de dispositif analytique : « Malgré tout ce que vous faites, je suis persuadée que ça ne fonctionnera pas pour moi. Pour les autres, sans doute, mais pas pour moi... ».
Tout se passe comme si une non-rencontre – ou pour le moins une rencontre problématique - entre la voix l’infans et la parole de l’Autre, elle-même sous tendue par sa voix, rendait impossible la formulation d’une demande. Il s’agit moins ici d’une crainte de refus que de la certitude d’une fin de non recevoir frappant, par avance, toute demande de caducité.
À la différence de la forclusion psychotique, la négation mélancolique trouve à s’exprimer dans le registre du langage et accompagne un comportement tout axé sur la mise à distance des investissements. La réalité n’est donc pas rejetée, au sens où le sujet n’en aurait jamais rien su, mais elle fait que le sujet s’identifie au « reste » de l’opération qui l’a constitué et se trouve marqué du signifiant « rien » qui caractérisera désormais son rapport à l’Autre. Le reste lié à la prise dans la parole étant la voix, le mélancolique se fait silence. Le silence n’étant pas ce qui vient s’opposer à la voix, mais à la parole. Ce que montre très clairement le mutisme boudeur de l’enfant. Le silence est ce qui exemplarifie au plus près la voix comme objet a en introduisant la dimension du continu caractéristique des objets voix et regard.
Soutenir l’échec dans le rejet des possibilités d’investissement qu’offre la réalité c’est reconnaître cette dernière sans pouvoir envisager avec elle le moindre rapport autre que de refus. La réalité n’est nullement mise en cause dans son existence par le mélancolique c’est l’investissement possible de cette réalité qui est problématique La réalité, avec tout ce qu’elle offre, vaut pour les autres pas pour le mélancolique. « Comment font-ils ? », répète inlassablement Elvire en parlant des autres qui peuvent se laisser prendre au jeu des semblants. Dire que rien n’a de sens, et que par conséquent rien ne vaut la peine d’être vécu, c’est nier que les choses puissent prendre un sens pour soi tout en reconnaissant, non seulement leur existence, mais encore l’intérêt et le plaisir qu’elles sont censées apporter aux autres. Se défier des choses du fait des dangers qu’elles présentent, atteint chez le mélancolique, une intensité extrême puisqu’il nie qu’elles puissent lui apporter quoi que se soit. Le mélancolique ne désire plus rien et demande encore moins.
La négativité du discours mélancolique qui s’exprime dans le fait qu’il s’identifie au rien, qu’il se considère ruiné et dépossédé de tous ses biens, se trouve nécessairement dans un rapport symbolique avec un état nostalgique qu’il a suffisamment expérimenté pour ensuite rejeter ce qui pourrait n’en n’être qu’un pis à aller. « L’affirmation primordiale » qui précède le procès de la négation et qui permet de faire advenir le sujet dans une indépendance de plus en plus importante par rapport au principe de plaisir, concerne bien le sujet mélancolique. Contrairement au psychotique chez qui la Verwerfung s’est opposée à l’affirmation primordiale (Bejahung) et qui fait comme si rien n’avait existé, le rien auquel est enchaîné le mélancolique renvoie au premier trait de l’identification qui permet d’établir la distinction entre l’organisme et le milieu. Elle contribue à extraire le sujet de la jouissance absolue. Ce que Lacan formule : « Dans ses auto-accusations, il (le mélancolique) est entièrement dans le champ du symbolique (22) ».
Métapsychologie du devenir mélancolique : perspectives techniques et éthiques
L’hypothèse métapsychologique que nous pourrions émettre ici est la suivante :
À l’origine de ce refus d’investissement se trouverait l’angoisse du retour de la catastrophe qui fit du sujet le reliquat d’une relation interrompue. Tout se passe comme si le sujet-en-devenir, entre jugement d’attribution et jugement d’existence, n’avait pu suffisamment expérimenter la réponse de l’Autre, ce qui rendrait toute tentative de se faire entendre vécue comme vaine et, par avance, vouée à l’échec.
En effet, tout au long de l’explicitation du mécanisme mélancolique Freud insistera sur l’effet d’évidement du mécanisme psychique de la mélancolie. Ceci serait à relier à une absence de représentations indispensables à l’investissement d’objet. Représentations que Lacan qualifie de représentations primitives. « Les Vorstellungen primitives autour desquelles se jouera le destin de ce qui est réglé selon les lois du Lust et de l’Unlust, du plaisir et du déplaisir, dans ce qu’on peut appeler les entrées primitives du sujet » (23). Nous nous situons entre le jugement d’attribution et le jugement d’existence. Dans la mélancolie, il n’y a pas de quête d’une expérience de satisfaction renouvelable. Ce que nous pouvons comprendre si nous reprenons le texte de 1925 consacré à la Négation. Freud y énonce en effet qu’ « originellement, l’existence de la représentation est déjà un garant de la réalité du représenté » (24). Faute de représentations adéquates, l’objet ne peut être investi par le sujet mélancolique. Après le jugement d’attribution, se trouve le jugement d’existence qui porte sur la possibilité de retrouver la chose dans la réalité. Freud rapporte cette catégorie du jugement à un intérêt du moi parvenu à prendre en compte la réalité par rapport à un moi qui tendait précédemment à maintenir l’économie narcissique. « L’autre décision de la fonction de jugement, celle qui porte sur l’existence réelle d’une chose représentée, est un intérêt du moi-réel définitif qui se développe à partir du moi-plaisir initial (examen de réalité). Maintenant il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être accueilli ou non dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut être retrouvé dans la perception (réalité). (....) L’expérience a enseigné qu’il n’est pas seulement important de savoir si une chose (objet de satisfaction) possède la « bonne » propriété, donc mérite l’accueil dans le moi, mais encore de savoir si elle là dans le monde extérieur de sorte qu’on puisse s’en emparer si besoin est » (25). Cette notion d’intérêt qui caractérise le moi-réel, qui implique que le moi-réel reste guidé par le plaisir, nous permet de comprendre que le mélancolique, qui justement déclare ne pouvoir prendre d’intérêt à rien, se trouverait dans l’impossibilité d’effectuer ce travail du jugement d’existence. Le mélancolique pour ne pas avoir retrouvé dans la perception ce qui existait dans le moi déserterait le champ du désir. L’illusion représentative faisant défaut, le mélancolique s’efforcerait de pallier ce défaut d’imaginaire – et par là-même de désir- , niant vigoureusement tout ce qui lui semblerait leurre et mensonge face à une vérité rencontrée bien trop tôt : celle de l’irréductible fiction qui détermine le sujet. « Être dans l’illusion : plutôt mourir » dira Elvire vigoureusement lors d’une séance. De fait, Elvire possède une extrême acuité pouvant aller jusqu’à la douleur lorsqu’il s’agit de repérer la dimension de semblant inévitable et rendant possible le « vivre ensemble ». La seule illusion qu’elle peut consentir est celle que propose l’art. Elle éprouve une pacification de la douleur mélancolique à l’occasion de la consommation d’œuvres artistiques. La seule illusion supportable pour elle serait celle qui s’avoue comme telle, celle qui en élevant « l’objet à dignité de la Chose », pour reprendre la définition de la sublimation proposée par Lacan, permettrait d’en retrouver les coordonnées spatio-temprelles.
C’est peut-être d’ailleurs la dimension factice, clairement avouée, de la situation analytique qui permet au mélancolique de l’investir. En effet, le transfert mélancolique me semble extrêmement complexe à manier. D’ailleurs Elvire me reprochera, à juste titre, à plusieurs reprises, de m’attacher (on pourrait dire me raccrocher) à ce que je pouvais repérer comme manifestations transférentielles. Pour elle ce qui fonctionne, au-delà des moments de manifestations transférentielles qu’elle repère avec pertinence et qui sont alors extrêmement massifs et teintés d’une dimension paranoïde, c’est la dimension clairement fictionnelle de la situation. Cette particularité du transfert mélancolique pourrait se comprendre à partir du modèle métapsychologique suggéré. Si le mélancolique, comme nous le proposons, est « coincé » entre jugement d’attribution – où les enjeux de partition entre bon et mauvais sont essentiels – et jugement d’existence – sans pouvoir investir la réalité où l’objet ne saurait être retrouvé – et partant dans l’impossibilité de se faire entendre, on pourrait alors avancer que les manifestations transférentielles vont elles mêmes « rejouer » cette structure. Le mélancolique aurait la plus grande difficulté à investir l’analyste comme il a la plus grande difficulté à investir les objets de la réalité, et quand cela se fait – de manière sporadique – c’est la dialectique du bon et du mauvais, caractéristique du jugement d’attribution, qui ferait retour de façon massive.
La question qui se pose alors à nous est que peut-on attendre d’une cure pour un mélancolique ? La réponse que je pourrais proposer est : un espace suffisamment accueillant où le sujet puisse faire répétitivement l’expérience d’être entendu afin que, dans un second temps, il puisse à nouveau prendre le risque d’essayer de se faire entendre sans craindre qu’une fois encore son appel ne tombe dans l’oreille d’un Autre vécu comme sourd. Le transfert, lieu où s’éprouvera cette expérience, en déplaçant l’absence par le retour qu’implique le rythme des séances et leur régularité permettra d’expérimenter qu’il est possible de « retrouver » l’objet et à partir de là de pouvoir faire cessetion. L’énigmatique désir de l’analyste serait alors, au-delà du « désir d’obtenir la différence absolue » décrite par Lacan, le désir que par-delà les symptômes, inhibition et angoisse, le sujet du désir – sujet qui est le désir- advienne. Le sujet-supposé-savoir serait alors à entendre comme sujet supposé savoir qu’il y a du sujet, et partant, l’appelle à advenir. Cela implique que le psychanalyste puisse lui-même, au-delà de « l’entendre » qui caractérise sa fonction, à certains moments « se faire entendre ». « Wo es war, soll ich werden », l’aphorisme freudien que Lacan n’a cessé de traduire tout au long de sa vie, et dont une des traductions pourrait être : « Là où c’était, je dois advenir » pourrait à partir de là être appréhendé, dans le cas du mélancolique, comme : « Là où je ne peux que crier silencieusement, je dois pouvoir parler » . Ce cri silencieux où l’objet voix se révèle doit pouvoir être voilé par le don de parole. Don de parole dont nous avons fait l’hypothèse que le mélancolique n’aurait pas totalement manqué mais qui ne lui aurait pas permis pour autant d’investir les objets dans leur dimension de semblant (26). C’est la tromperie du transfert – tromperie et non erreur (27) – qui permettra que l’appel à advenir du psychanalyste rencontre l’appel de l’interprétation du patient autorisant ce dernier à occuper une position de sujet invoquant, c’est-à-dire faisant l’hypothèse qu’il existe un non-sourd qui puisse l’entendre et le conduise, au-delà du cri muet qui l’envahit, à « se faire entendre ».
Cette proposition nous permettrait d’articuler l’analyse du processus mélancolique effectué par Freud dans Deuil et mélancolie en 1915 et celui esquissé, la même année, dans Vue d’ensemble des névroses de transfert. Pour rendre compte du mécanisme en jeu dans la mélancolie, Freud, dans ce texte, avance que « Le deuil du père originaire provient de l’identification avec lui, et nous avons démontré que cette identification est la condition du mécanisme mélancolique » (28). S'il semble que le mélancolique est vivant, il est pourtant déjà mort en tant qu'identifié à l'Urvater (le père de la préhistoire). Si nous suivons l'intuition freudienne dans toute sa rigueur, cela implique que tandis que les meurtriers que nous sommes allons, grâce au travail du deuil, accéder aux enjeux de la sublimation, le mélancolique n'en sort pas. Il ne digère pas l'acte, et ne cesse de manger du père mort, de ruminer. Le mélancolique endosserait le deuil collectif du père originaire, venant en témoigner pour ceux qui l'ont plus ou moins élaboré. Ce témoignage aura plusieurs formes mais une des plus caractéristiques en est la plainte inarticulable. Le mélancolique se fait voix endeuillée, hors mots. Sa plainte se rapproche alors du "aiaî" ou du "ié" (29), intraduisible, proféré par le héros tragique au plus profond de sa détresse. "Plus mort que vif", le mélancolique, est soumis à ce reste du père originaire qu'est la voix. Ce reste, à l'origine du surmoi, qui soumettra le moi du mélancolique à ses injonctions les plus féroces. C'est en effet, comme nous le dit Freud, "ce père de l'enfance, tout-puissant (...) (qui), lorsqu'il est incorporé à l'enfant devient une force psychique interne que nous appelons surmoi"(30). "Force psychique" qui se manifestera sous la forme d'une voix. À partir de là, le mélancolique serait celui qui commémore, "ad vitam aeternam" pourrait-on dire, le moment de l'émergence - interrompue dans son cas - du sujet dans son rapport à la voix de l'Autre. Le mélancolique serait alors le porte-voix (31) de l'Autre, sans pouvoir jamais en devenir le porte-parole (32).
Notes
(1) Freud S. (1915) « Deuil et Mélancolie », dans Oeuvres Complètes, Tome XIII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1994, p. 261-280.
(2) Freud S. (1900) « L’interprétation du rêve », dans Oeuvres Complètes, Tome IV, trad. fr. Paris, P.U.F., 2003.
(3) Freud S. (1914) « A partir de l’histoire d’une névrose infantile », dans Oeuvres Complètes, Tome XIII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1994, p. 1-119.
(4) Freud S. (1895) « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, trad. fr. Paris, P.U.F., 1996, p. 309-396.
(5) Freud S. (1896) « Lettre 52 du 6/12/1896 », dans La naissance de la psychanalyse, trad. fr. Paris, P.U.F., 1996, p. 153-160.
(6) Freud S. (1915) « Métapsychologie », dans Oeuvres Complètes, Tome XIII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1994, p. 159-302.
(7) Freud S. (1925) « La négation », dans Oeuvres Complètes, Tome XVII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1992, p. 165-171.
(8) Freud S. (1895) opus cité, p.337-338 et 365-366.
(9) Freud S. (1924) « Névrose et psychose », dans Oeuvres Complètes, Tome XVII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1992, p. 6.
(10) Je rejoins ici totalement les passionnantes analyses de Marie Claude Lambotte auxquelles ce travail doit beaucoup (2003) Le discours mélancolique, Paris, Economica.
(11)Lacan J. (1960) Le Séminaire, livre VII, Paris, Seuil, 1986.(11)
(12)"L'objet a est quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s'est séparé comme organe". Lacan J. (1964) Le Séminaire, livre XI, Paris, Seuil, 1973.
(13)Freud S. (1905) Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
(14)Lacan J. (1964) opus cité.
(15) Ibid.
(16) Lacan J. (1960) « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : Psychanalyse et structure de la personnalité », dans Les Ecrits, Paris, seuil, 1966, p.647-684.
(17) Aulagnier P. (1975) La violence de l’interprétation, Paris, P.U.F.
(18) Freud S. (1915) « Pulsions et destins des pulsions », dans Oeuvres Complètes, Tome XIII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1994, p.163-187.
(19) « C’est le sujet de la jouissance, pour autant que ce terme ait un sens » Lacan J. (1963) Le Séminaire, Livre X, Paris, Seuil, 2004, p.203.
(20) Jacques Hassoun avait parfaitement repéré ce phénomène : « La mutité et l’aveuglement de l’Autre, son indifférence à l’adresse provoquent chez le sujet une sidération qui l’installe en-deça du deuil. Nous pouvons dire des mélancoliques que quelque chose leur est arrivé, en ce sens que l’adresse de leur discours s’est perdue dans les limbes ». La cruauté mélancolique, Paris, Flammarion, 1997, p.58.
(21) Freud S. (1915) « Pulsions et destins des pulsions », opus cité, p.176.
(22) Lacan J. (1961) Le Séminaire, Livre VIII, Paris, Seuil, 2001, p.463.
(23) Lacan J. (1960) opus cité, p. 65.
(24) Freud S. (1925) opus cité, p. 169.
(25) ibid. p. 169.
(26) Moustapha Safouan propose dans un autre contexte une formule extrêmement éclairante articulant la nécessité (soll) et l’appel : « C’est du même Sollen, et non pas du même inconscient, comme le disaient certains, que procèdent analyste et analysant : l’un en interprétant et l’autre en appelant cette interprétation dans le transfert ». Safouan M. (1988) Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Seuil, p. 170.
(27) Vives J.-M. (1999) Leurre et trompe-l’œil dans l’art et la psychanalyse, Essaim, 4, Eres, Ramontville, p. 29-46.
(28) Freud S.(1915) « Vue d'ensemble des névroses de transfert », dans Oeuvres Complètes, Tome XIII, trad. fr. Paris, P.U.F., 1994, p. 300.
(29) Loraux N.(1999) La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard
(30) Freud S. en collaboration avec Bullitt W.-C. (1930-1938), Le Président T.W. Wilson, trad. fr. P.B.P., Paris, Payot, 1990, p 80.
(31) Il conviendrait ici de reprendre les articulations entre la mise à mort du père archaïque, la voix, la culpabilité et le rituel telles qu’elles ont pu être dévoilées par Freud S. dans Totem et tabou, puis reprises par Reik T dans son texte sur le schofar et par Lacan J. dans le séminaire X, sur l’angoisse. La place manquant ici, je me permets de renvoyer le lecteur à deux de mes articles développant ces questions
Vives J.-M. (2000) « Les trois temps de la voix. », Synapse, 163, Paris, 29-35.
Vives J.-M. (2001) « Filiation et invocation », Cliniques Méditerranéennes, 63, Toulouse, Eres, p. 159-166.
(32) Il me paraît judicieux de rapporter ici une anecdote historique concernant une prise en charge « musicothérapeutique » d’un cas de mélancolie permettant de pressentir en quoi pourrait consister ce passage du porte voix au porte parole. En 1737, le célèbre castrat Farinelli, est appelé au chevet du roi d’Espagne, Philippe V, qui se meurt. Les chroniques racontent que dès 1729, le roi s’enferme dans sa chambre, fenêtres et portes barricadées, et passe des journées entières à pousser des hurlements lugubres, refusant parfois de se lever et de se laver durant plusieurs semaines. La légende veut que le chanteur ait interprété, tout d’abord dissimulé au regard du roi, soir après soir, pendant des années, les mêmes airs dont celui extrait de l’opéra Merope de Geminiano Giacomelli (Quell’usignolo che innamorato) dans lequel Farinelli excellait à imiter l’infinie variété du champ du rossignol et qui allait constituer l’air préféré de Philippe V. Ce « traitement » aurait permis au roi de sortir de son état de prostration. Ce que nous pouvons comprendre de cette « guérison » est que le chant (mélange de voix et de paroles adressées à l’Autre) loin d’être seulement un dispositif « d’extraction » de la voix comme objet a, est également ce qui voile la voix. Le cri ou le silence – dans leur commune dimension de continu – la dévoile , la musique, en articulant les dimensions du continu et du discontinu, la révèle. La révélation impliquant le double mouvement de dé-voilement et de re-voilement. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas pour rien que la légende dissimule le chanteur aux yeux du « patient », pointant là un moment essentiel de la constitution du sujet psychique où se nouent, continu de la voix, destitution du regard et discontinu de la parole.
Résumé : L’auteur propose de comprendre les manifestations mélancoliques à la lumière d’un dysfonctionnement du circuit de la pulsion invocante qui ne permettrait pas au sujet de « se faire entendre ». L’hypothèse est que la dynamique invocante, à l’origine même de la naissance du sujet psychique, aurait été invalidée laissant le sujet envahi par un cri qui n’a pu être pris en charge par l’Autre secourable.
Mots clés : Mélancolie, Point sourd, Pulsion invocante, Refoulement originaire.
Summary : The author proposes to understand the demonstrations melancholic persons in the light of a dysfunction of the circuit of the impulse invocante which would not allow about "being made hear". The assumption is that dynamics invocante, at the origin even of the birth of the psychic subject, would have been invalidated leaving the subject invaded by a cry which could not be dealt with by the Other helpful one.